Eva Lemonnier

université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne

Les sociétés mayas préhispaniques des basses terres, sociétés complexes dont l’économie de subsistance reposait sur l’agriculture dans un contexte de climat tropical humide alternant saison sèche et saison humide, offrent un cas d’étude particulièrement adapté à l’examen des effets de changement climatique sur la société – une problématique qui est au cœur de nos plus vives préoccupations du XXIe siècle. Le rôle de séries d’épisodes secs au IXe siècle dans le déclin des sociétés classiques (collapse maya) est débattu depuis 20 ans, en raison de la grande variabilité du régime des pluies d’un point à l’autre de la péninsule du Yucatán et de la capacité de réaction des sociétés dans des environnements très variés. La définition politique de cette crise du Classique terminal (chute du système de royauté sacrée) domine dans la littérature, quoique la cause climatique revienne en force au vu des hautes résolutions chronologiques auxquelles parviennent les paléoclimatologues de la région. La thèse du collapse écologique, replacée dans un contexte de forte pression sur les terres en lien avec une population soutenue, n’est pas pour autant écartée et force est de constater que les rapports de causalité sont encore difficiles à faire, comme le souligne plusieurs fois Eva Jobbová dans son ouvrage. Le titre de ce dernier est éloquent, voire optimiste : l’auteure a pour objectif de déceler les façons avec lesquelles les Mayas d’hier et d’aujourd’hui ont passé et appris de ces crises environnementales, en particulier climatiques. Deux questions fondamentales, exposées dans l’introduction (chapitre 1), ont guidé sa recherche :
  • peut-on déceler des réponses au(x) changement(s) climatique(s) – et les considérer comme telles – à travers l’étude du settlement pattern, des stratégies agricole et hydraulique et des textes relatifs aux pratiques rituelles ? Autrement dit, peut-on rapporter, à des épisodes de sécheresse, des façons nouvelles d’habiter, de cultiver la terre et de s’approvisionner en eau, de prier les divinités, en particulier agraires ?
  • peut-on tirer leçon(s) des relations qu’ont entretenues, sur le long terme, les Mayas avec leurs environnements et, supposément, les transposer au monde moderne ?
Eva Jobbová se focalise sur le Classique terminal, mais son étude s’inscrit, de fait, dans la diachronie pour repérer des changements dans les trois domaines susmentionnés, lesquels vont être soumis systématiquement aux mêmes analyses (chapitres 6, 7 et 8) : identification de changements, confrontation avec les séquences paléoclimatiques et évaluation des possibles autres facteurs de changement, en particulier sociopolitiques. Préalablement, sont présentés les cadres de l’étude, géographique (chapitre 2) et théorique (chapitre 3), suivis de ce que l’on pourrait qualifier de référentiels ethnographique (chapitre 4) et paléoclimatique (chapitre 5). L’ouvrage s’achève sur une discussion, croisant récits et données, qui ouvre sur des perspectives actuelles (chapitre 9). Deux zones d’étude, comportant six secteurs, ont été sélectionnées en fonction de la disponibilité des données archéologiques et paléoenvironnementales et de l’hétérogénéité des milieux – un point sur lequel l’auteure insiste tout au long de l’ouvrage considérant que la diversité écologique de la zone maya (324 000 km2) n’est pas assez prise en compte dans l’étude des stratégies agricoles et hydrauliques en général, et dans les études paléoclimatiques en particulier. Elle procède donc à une description géographique des lieux très précise (chapitre 2). La première zone englobe la vallée du fleuve Belize et la région des lacs Petén : elle représente les basses terres du centre-Sud, situées, sur le plan pluviométrique (1350-2032 mm/an), dans la zone de transition entre les basses terres du Sud très humides et les basses terres du Nord plus sèches. La seconde zone, distante de 275 km environ dans le Nord de la péninsule du Yucatán, représente les basses terres du Nord, dont les sociétés auraient mieux résisté aux sécheresses, car dotées, entre autres, de systèmes économiques, notamment agricoles et hydrauliques, plus adaptés à des conditions climatiques plus sèches (600-800 mm/an) : elle comprend les plaines karstiques du Nord-ouest, celles du Nord-est (région de Ek Balam), la région Yalahau et la partie nord de la dépression du Quintana Roo (région de Cochuah), chacune donc avec ses spécificités en matière de sols, végétation, ressources en eau et climat (Dunning et al. 1998). Le corpus archéologique inclut des données inédites de l’auteure sur le site de Baking Pot et les résultats publiés de prospections et de fouilles qui, ensemble, ont couvert 26 km2 discontinus (2 000 structures dont 10-20 % sondées) dans la vallée du Belize, ± 29 km2 (1 839 structures dont 25 % sondées) dans la région des lacs du Petén et plus de 2 200 km2 dans le Nord – un corpus qui est nécessairement réduit au fur et à mesure des besoins de l’analyse multiscalaire appliquée aux deux premiers domaines d’étude. S’ensuit un historique, bref mais concis, de l’étude des relations homme/milieu menée en archéologie américaniste, puis dans les basses terres mayas dans lequel l’auteure synthétise les données et les interprétations relatives aux trois domaines d’étude auxquels s’ajoutent celles des analyses paléoclimatiques (chapitre 3). Seul chapitre dépourvu d’illustrations, il embrasse néanmoins, et au moyen d’exemples très précis, tous les aspects de la recherche, depuis les méthodes d’acquisition des données jusqu’aux modèles d’organisation sociopolitique et économique proposés jusqu’ici. Des évolutions dans les modalités d’organisation spatiale des établissements, les pratiques hydro-agronomiques, l’usage des grottes ont été interprétés tantôt dans le sens de possibles indicateurs de changement climatique, tantôt comme le résultat de facteurs sociopolitiques et économiques – des hypothèses que l’auteure testera à la lumière de ses données. Sont exposés également les biais de la recherche dont l’auteure est directement tributaire : par exemple, le problème de la possible sous-estimation de la population au Classique terminal-Postclassique (habitats en matériaux périssables) ou celui de la datation des aménagements agricoles (matériel résiduel). De même, elle dresse un aperçu des controverses et des enjeux de la recherche : par exemple, la question ouverte de la centralisation des productions agricoles ou le lien entre intensification et diversification agricole d’un côté et pression démographique ou dégradation environnementale de l’autre. Elle rappelle surtout qu’on prend peu en compte, dans nos modélisations, le problème du stockage du maïs (3 ans), la mobilité des Mayas en réponse aux crises (Farris 1984) et la plus grande vulnérabilité aux sécheresses des basses terres centrales et méridionales (haute variabilité des pluies et système hydrologique fondé surtout sur des réservoirs d’origine pluviale). Enfin, elle discerne, selon Pillat (2012), « changement climatique » et « événement climatique », lequel, au contraire d’une tendance inscrite dans la longue durée, induit plutôt des réactions à court terme (voire spontanées) qui, si persistance des modifications il y a, peuvent mener à des ajustements à long terme via la mémoire des générations antérieures – un écho aux rites de pluie périodiques versus occasionnels documentés par l’ethnographie. Le rôle de cette mémoire et les effets à court terme d’événements climatiques difficiles sont étudiés par le biais d’enquêtes ethnographiques (chapitre 4), pour éclairer autant que faire se peut les données archéologiques livrées dans les chapitres 6, 7 et 8. Ce chapitre captivant est co-signé avec Sean Downey et synthétise les résultats des 64 entretiens de terrain menés entre 2005 et 2008, auprès d’hommes et de femmes âgés alors de 50 à 70 ans, vivant dans deux districts du Sud du Belize (Cayo et Toledo), où se situe également le secteur d’étude archéologique de la vallée du Belize. Comme les deux zones d’étude du corpus archéologique, ces deux districts se distinguent sur le plan climatique, le premier étant plus sec que le second. En raison de sécheresses, plusieurs stress agricoles sont attestés à Toledo, tandis qu’ils sont à la fois agricoles et hydriques à Cayo. Les témoignages, confrontés aux données météorologiques et historiques pour tester la véracité des récits (fiabilité de la mémoire) mais aussi la différence entre perception et mesure des événements, concordent (cas des sécheresses en 1949, 1973 et 1975 par exemple). Deux autres résultats sont importants : une tendance à la sécheresse est observée par les enquêtés et a induit un calendrier agricole différé car le temps est moins prévisible, ce qui est confirmé par les données météorologiques, la saison des pluies débutant en mai depuis les années 1990 (versus avril antérieurement). Parmi les cinq stratégies enregistrées de manière récurrente, figurent le changement de diète avec une consommation plus élevée des produits de la chasse et de la cueillette (liste exhaustive fournie) et la pratique du triple semis (en avril, juin et octobre) pour éviter les aléas climatiques, laquelle est devenue, non plus une réponse ponctuelle, mais une règle. Quant aux rain-making ceremonies, une certaine persistance du bain rituel de divinités (comme observé par Thompson en 1920) perdure dans le district majoritairement indigène (Toledo), tandis que dans l’autre district la perte de telles pratiques remonte aux années 1950-1960. Il est intéressant de noter que, pour certains membres de Toledo, le changement climatique résulte de la dissolution de la cohésion sociale et de la diminution des pratiques rituelles. Le référentiel paléoclimatique est issu de la synthèse des données les plus récemment obtenues dans les zones d’études : dans le centre-Sud, le lac Salpeten et la grotte de Macal Chasm pour la région des lacs Petén et la vallée du Belize respectivement et, dans le Nord, l’aguada X’caamal, la grotte de Tzabnah et les lacs de Chichancanab et de Punta Laguna pour les quatre secteurs (d’ouest en est). Les séquences montrent une variabilité spatiale et temporelle des pics de sécheresse et de leur intensité. En résumé, une tendance générale sèche est observée entre 760 et 1100 de n. è., avec une période humide entre 600 et 730 dans le Sud, entre 600 et 800 dans le Nord. Dans les basses terres centrales et méridionales, les plus fortes sécheresses sont attestées à la fin du Classique entre 770 et 950, dans les basses terres du Nord, au début du Postclassique entre 1000 et 1100. Les chapitres 6, 7 et 8 constituent le cœur de l’étude. À l’aide de multiples cartes, graphiques et tableaux, l’auteure procède à l’examen minutieux de ses six secteurs d’étude, au cas par cas : sont d’abord juxtaposées les dynamiques d’occupation à échelle régionale (nombre de sites occupés par période, entre 900 av. n. è. et 1524 de n. è.) puis locale (taux d’occupation des structures et analyse de leur densité par site et par période), ce qui lui permet de confirmer l’existence de tendances générales et de variantes spécifiques qui sont ensuite comparées aux séquences paléoclimatiques, le tout étant enfin croisé avec l’évolution spatiotemporelle des structures agricoles et hydrauliques et celle de deux rituels hypothétiquement liés au cycle agricole et à la pluie, possibles antécédents des prières rogatoires actuelles (ou cérémonie/rite d’obtention de la pluie). Dans le centre-sud, elle observe un déclin à partir de 800 de n. è. sauf dans les îles et les péninsules de la région des lacs et à Barton Ramie (et Baking Pot dans une moindre mesure) dans la vallée du Belize. Contrairement à ce dernier où l’organisation spatiale est inchangée du Classique au Postclassique, les sites du Petén, dont l’essor culmine au Postclassique (Quexil, Sacpeten, Cante, Tayasal), sont plus petits mais plus denses, dépourvus de patios, et ils montrent une tendance dans le temps à la contraction spatiale (cas de Topoxte autour des lacs de Yaxha et de Sacnab par exemple) ainsi qu’un possible retour au système agricole de la milpa. Selon l’auteure, quelques correspondances entre les cycles d’apogée et de déclin des sites et le régime des précipitations sont repérables, mais la faible résolution chronologique des données archéologiques au regard de celle, plus robuste, des données paléoclimatiques empêche souvent d’aller plus avant. Dans le Nord, aucune corrélation entre ces deux variables n’est visible – sauf éventuellement dans la région de Yalahau quoique l’abandon des wetlands au Classique récent puisse être davantage lié à une altération des niveaux de la mer. Le Nord-ouest est abandonné au Classique terminal alors que les pluies sont abondantes, tandis que les régions de Ek Balam et de Cochuah connaissent leur apogée au plus fort de la sécheresse, au moment même où les grottes sont le plus fréquentées. Si, pour l’auteure, il y a clairement dans le Sud un lien de causalité entre dégradation environnementale (phénomène d’érosion des sols, exacerbé par des épisodes de sécheresses) et changement des stratégies agricoles (construction de dispositifs de prévention) à la fin du Préclassique, le doute subsiste pour la fin de la période suivante. La multiplication des terrasses agricoles, champs à fossé, réservoirs au Classique récent-terminal, leur caractère parfois orthonormé et l’investissement qu’ils représentent sous-tendent l’hypothèse de facteurs de changement socio-politiques. Mais l’auteur de souligner : que sait-on des raisons qui ont motivé ces décisions entre pression démographique, consolidation du pouvoir et stress environnemental ? Elle offre une possible réponse en démontrant, statistiquement et avec beaucoup d’habileté, que deux rituels agricoles, celui du bain rituel impliquant une paire de divinités et celui de la dispersion de substances précieuses, prédominent au Classique terminal, durant lequel ils sont enregistrés presque exclusivement dans les basses terres du Sud, de manière saisonnière, c’est-à-dire après les semis (en juin et octobre/novembre), avec une plus forte occurrence au moment des pics de sécheresse entre 850 et 950. L’auteure propose donc que le déclin du Classique terminal dans le Sud marque la fin des réponses humaines apportées au changement environnemental, climatique inclus. Pour le Nord, les trajectoires étant peut-être plus marquées encore que dans le Sud, avec notamment des cycles de densification/dispersion très visibles par exemple dans le Nord de la dépression du Quintana Roo, et l’essor de Mayapan et des sites côtiers au Postclassique récent, elle amorce un début de validation de l’hypothèse de désertion des sites intérieurs pour la côte en raison de facteurs d’ordre plutôt économique comme le commerce du sel – d’autant que l’agriculture s’inscrivait dans une économie de subsistance beaucoup plus vaste et que l’eau était accessible directement depuis la nappe phréatique via des puits ou des cenotes. En fin d’ouvrage (chapitre 9), Eva Jobbová revient sur les facteurs de changement et les hypothèses offertes par ses prédécesseurs concernant ces derniers (désintégration politique, guerre, commerce). Elle invite aussi à travailler les deux « collapses » mayas, de la fin du Préclassique et du Classique, à des fins comparatives non plus sous le seul angle climatique. Plus important peut-être, elle insiste, à raison, sur la vulnérabilité du cycle agricole du maïs, impliquant la quantité idoine de pluie au moment opportun – un paramètre qui est négligé dans l’étude des effets du changement climatique et, précise-t-elle, à envisager comme possible facteur majeur dans le déclin des sociétés mayas classiques. Elle termine sur l’intérêt de lier le passé et le présent, notamment pour mesurer les facteurs (environnemental, culturel, social et économique) qui pèsent dans les réponses humaines au stress environnemental. Ce stress ayant de graves répercussions, notamment en matière d’inégalités sociales et économiques, elle plaide pour des actions immédiates qui sont à mener en étroite collaboration avec les communautés locales, expertes, détentrices d’un savoir-faire et dotées d’une perception fine des changements climatiques dans la longue durée.

Referencias

DUNNING Nicholas P., Timothy P. BEACH, Pat FARRELL and Sheryl LUZZADDER-BEACH
1998    “Prehispanic agrosystems and adaptive regions in the Maya Lowlands,” Culture and Agriculture, 20 (2-3): 87-101.

FARRIS Nancy M.
1984    Maya Society under Colonial Rule. The Collective Enterprise of Survival, Princeton University Press, Princeton.

PILLAT Toby
2012    “From climate and society to weather and landscape,” Archaeological Dialogues, 19: 29-42.

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